J'aime jouer, et ceux qui me connaissent savent que je collectionne les jeux de sociétés. Pour moi, c'est comme un livre. Il y a d'abord le plaisir de "l'ouverture", regarder le matériel, l'apprécier, puis lire les règles pour savoir où situer ce jeu, dans quel catégorie se place-t-il, quel est son public recherché etc...
Il y a le plaisir de découvrir un nouveau jeu, il y a le plaisir de jouer autour d'une table avec des amis ; il y a des jeux où il faut réfléchir, d'autres où il faut bluffer, d'autres enfin où le but c'est le fun. Si le jeu est bon, le plaisir est tout le temps au rendez-vous et les soirées sont bonnes, on peut aussi en profiter pour boire un bon Bourgogne blanc ou manger des chataignes. C'est un plaisir construit.
Certains s'étonnent de tant de jeux et me posent beaucoup de questions sur ce hobby. C'est bien sûr un dérivatif, même si j'aurais aimé être le concepteur, le fabricant, voire l'éditeur de certains de ces jeux. Mon ami Bruno Faidutti qui est enseignant à Avignon a réussi ce pari : fabriquer des jeux de qualité et mêler un métier qu'il aime. De temps en temps, nous testons de nouveaux jeux non encore publiés, ou nous jouons aux derniers jeux édités et croyez moi depuis quelques années il y a pléthore de bons jeux et dans tous les domaines ; on est bien loin du très tristounet Monopoly ou du très élitiste et stupide "Trivial pursuit". Même si on doit cependant reconnaitre quelques qualités à ce type de jeux, mais il y a tellement mieux à jouer !
Bruno Faidutti - un des 3-4 grands auteurs français - est quelqu'un qui aurait aimé aussi écrire des livres, et la lecture est aussi une autre de ses passions. Il y a je trouve dans la ludothèque d'un passionné et dans la bibliothèque d'un grand lecteur des similitudes.
Ci-joint un des éditoriaux de Bruno Faidutti que j'ai toujours trouvé très intéressant. Je vous le laisse lire et donner votre avis.
En clignant sur sa vignette, vous irez directement sur le site de Bruno Faidutti, vous y trouverez une "ludothèque idéale" de plusieurs centaines de jeux particulièrement bien faite. D'autre part ce site est un des tout meilleurs sur la réflexion ludique, les jeux pour adultes, mais aussi pour les enfants et certains articles très polémiques et intéressants de mon ami agrégé de Sciences Sociales, Docteur en histoire, auteur de jeux et chasseur de licornes...
Quelques individus s'étant scandalisés d'avoir trouvé Saint Jean l'Évangéliste jouant avec ses disciples, il pria l'un d'eux qui portait un arc de tirer une flèche. Après qu'il en eût tiré plusieurs, il lui demanda s'il pourrait faire continuellement cet exercice. Comme le chasseur lui répondait que s'il le faisait continuellement, son arc se romprait, le bienheureux apôtre ajouta qu'il en était de même de l'esprit de l'homme, qu'il se briserait si on ne lui accordait jamais la moindre relâche.
" Un jeu se définit par l'ensemble de ses règles " écrivit Claude Lévi-Strauss dans son Anthropologie Structurale. Comme beaucoup de joueurs sans doute, j'ai d'abord été choqué par une définition qui me semblait réductrice, voire méprisante. Un jeu, m'exclamai-je intérieurement, c'est beaucoup plus que cela. C'est une ambiance, c'est un univers, c'est aussi des joueurs. Pourtant, la réflexion aidant, je suis peu à peu revenu à cette définition: ce qui fait la spécificité du jeu, ce qui le différencie de toutes les autres activités humaines, c'est qu'il est totalement réglé, tant dans son déroulement que dans ses objectifs. Et si c'est là sa spécificité, c'est sans doute aussi pour cela que l'homme - et moi en particulier - a besoin de jouer.
Pourquoi aurions-nous besoin de règles? Sans doute parce que le monde réel n'en a pas, ou pace que s'il en a, elles nous sont incompréhensibles. Dire que la vie est une jeu est une banalité, mais c'est aussi un truisme. La vie est tout le contraire d'un jeu._Tout jeu présuppose la connaissance de ses règles. Nul ne connaît avec certitude et précision les "règles de la vie"._Tout jeu a un but. Quel est le but de la vie? L'argent? le sexe? Sauver les baleines?_Lequel d'entre nous sait quelle est sa place exacte, son rôle exact dans la société? Lequel d'entre nous peut affirmer clairement et sereinement, en me regardant droit dans les yeux, qu'il est bon ou mauvais?
L'évolution historique s'est traduit, comme Durkheim l'avait déjà bien vu il y a un siècle, par une complexité croissante de l'organisation sociale, de ses règles et de ses solidarités. Devenue trop complexe pour être compréhensible par l'homme pour lequel et par lequel elle est pourtant construite, la société devient un univers illisible, étranger, bientôt hostile. Dans un tel contexte, il n'est nul besoin d'être névrosé pour connaître une "angoisse anomique" face à au mystère social.
Pour certains joueurs, des rôlistes notamment, le jeu relèverait de l'évasion. D'autres, au premier rang desquels les wargameurs, y voient une simulation, une tentative de reproduction du réel. Les joueurs d'échecs ou de go préfèreront parler de défi intellectuel, de compétition. Tous, je crois, se leurrent. Le jeu n'est pas une évasion, c'est un repli. Le jeu ne cherche pas à reproduire la complexité du réel, il cherche au contraire à y échapper par la simplification. Le jeu n'est pas un défi, c'est un renoncement.
Face à l'angoisse du réel, le jeu est un moyen de conserver sa santé mentale. De temps à autre, l'homme moderne a besoin de faire un break, de laisser là ce monde incompréhensible et de se reposer en s'installant dans un univers plus petit, plus simple, mieux connu, rassurant. Le jeu est une simplification, une rationalisation du monde, et il importe donc que cet univers soit entièrement réglé. Celui qui joue a enfin un but précis, et des moyens précis pour tenter d'y parvenir. Le jeu, qu'il s'agisse du jeu de société classique, du jeu video ou de jeu de rôle, nous offre pour quelque temps une place sure. Celui qui joue se pose des questions tactiques ou stratégiques, mais il ne se pose plus de questions existentielles. Ça le change, ça le repose surtout, ça lui fait du bien. Et lorsqu'il a fini de jouer, il retourne quelque temps dans un monde réel qui, pour être complexe, n'en est pas moins, lui aussi, intéressant et digne d'analyse, même si celle-ci est un peu vaine._Je me souviens, il y a quelques années, avoir défendu cette idée dans une réunion de joueurs de jeu de rôle grandeur nature. Elle a suscité une hostilité très violente, quelques joueurs affirmant avec force "le jeu ne simplifie rien, au contraire! Notre univers de jeu est plus riche, plus complexe que le monde réel". Je comprends bien sûr cette réaction: un repli, même nécessaire, même conscient, n'est jamais glorieux. Mais ce n'est pas de gloire qu'il est question ici, c'est de lucidité et de conscience de ses limites.
Celui qui refuse toute alternative au réel, qui cherche jour et nuit à comprendre le monde, s'assigne une tâche au-dessus de ses forces et risque fort de craquer, de sombrer dans la déprime ou la névrose. Face à l'angoisse du réel, le jeu est un moyen de conserver sa santé mentale tout en gardant les pieds sur terre, de se reposer sans pour autant renoncer.
Certes, le jeu n'est pas la seule réponse à la complexité du monde, mais c'est sans doute la plus honnête. Une autre réponse, sans doute plus répandue, est l'auto-illusion (self delusion). Certains, souvent parmi ceux qui se sont épuisés pendant des années à tenter vainement de trouver un sens au monde et à leur vie, finissent pas abdiquer la raison en tentant de se convaincre que les choses sont simples. C'est de là que viennent le succès des lectures simplistes du monde que proposent, notamment, les religions. Voici le bien, voici le mal. Vous êtes les bons, ce sont les méchants. Faites ce que l'on vous dit, respectez nos règles et vous gagnerez le bonheur suprême. Les religieux, comme certains grands militants, jouent fort peu. Ils sont tranquilles et font mine d'être sérieux, de prendre le monde au sérieux, mais ce sont eux, et non les joueurs, qui se conduisent dans la vie comme dans un jeu. Ils font en effet, plus ou moins consciemment, "comme si" le monde avait des règles, "comme si" la vie avait un but. Et ce "comme si" est, depuis toujours, au cœur du jeu.
Les joueurs, en revanche, sont angoissés, souvent fatigués, car ils ont fait le choix de ne pas s'illusionner, de se coltiner quotidiennement avec le réel. Alors, de grâce, qu'on ne les blâme pas pour une ou deux soirées de break par semaine."
Bruno Faidutti